A propos du bizutage...
Entretien du 10 septembre 1991, avec Alain Ammar, journaliste à TF1.
AA : Bernard Defrance, il semblerait que le phénomène du bizutage quon aurait pu croire en voie de disparition, connaisse une certaine recrudescence depuis peu de temps, disons depuis quelques années. À quoi attribuez-vous cette renaissance ?
BD : À une certaine forme de nostalgie. Cest-à-dire que, au moment, historique, où nous basculons dans des modèles nouveaux dorganisation sociale, quil faut inventer, ce qui provoque quelques inquiétudes, se manifestent des mouvements de " réaction ", de réassurance identitaire, sur ce quon connaissait dans le passé comme modes dintégration sociale. Et dans le passé, effectivement, tous les groupes humains, quels quils soient, instituent des rituels par lesquels ceux qui ne font pas encore partie du groupe devront passer pour y être intégrés ; le novice doit satisfaire à un certain nombre dépreuves qui lui permettent dêtre reconnu comme pair par les autres membres du groupe.
AA : Alors, est-ce que ces épreuves doivent obligatoirement être pénibles pour ceux qui les subissent, comme cest le cas, souvent ?
BD : Oui, elles sont en effet pénibles, et même très douloureuses dans les sociétés traditionnelles. Mais elles ne sont pas seulement pénibles, elles ouvrent aussi pour le jeune un monde nouveau, des pouvoirs nouveaux. Avez-vous vu le film de John Boorman, La Forêt dÉmeraude ? On y voit le héros, jeune, recevoir linitiation de la part des membres de la tribu des " Invisibles " : cest très fidèle à la réalité des rituels initiatiques indiens ; il se fait manger par les fourmis, il finit par sévanouir sous la douleur, on le plonge dans le fleuve, cest une sorte de baptême, et une fois quil a revêtu la tenue du guerrier adulte et les peintures rituelles, on lui administre une drogue qui le fait accéder à une jouissance extrême, lui procure des visions, une sorte de fusion avec le cosmos. On voit bien là de quoi il sagit : le passage de lenfance à lâge adulte est probablement le moment le plus important dans une existence, et il sagit donc de permettre au jeune de toucher ses limites, déprouver jusquoù il peut aller, du côté de lextrême douleur aussi bien que du côté de lextrême jouissance. On trouve cela dans Platon par exemple : il faut que les jeunes soient placés dans des situations dextrêmes difficultés et aussi dextrêmes plaisirs, à la tentation desquels ils ne doivent pas céder au-delà dune certaine limite, ce qui permet alors de distinguer les meilleurs. Dans le film de Boorman, la phrase rituelle prononcée par le chef indien est : " Le garçon est mort et lhomme est né ! ". Vous voyez ici la symbolique de la mort et de la résurrection. Au fond, cest une question très courante : jusquoù peut-on " aller trop loin ! ", avant daccéder à la responsabilité adulte, au sens plein.
AA : Et cest donc ce qui se passe dans les bizutages ?
BD : Non pas du tout !
AA : Comment ça ? Vous venez de...
BD : Disons, pour aller vite : alors que dans les sociétés traditionnelles linitiation consacre laccès à la plénitude adulte, le bizutage, tel quil se pratique et revient en effet en force aujourdhui, achève linfantilisation à laquelle linstitution scolaire réduit ceux qui y réussissent. Apparemment, ce sont les mêmes épreuves, les mêmes principes qui sont à luvre dans linitiation traditionnelle et dans le bizutage : en réalité cest tout le contraire ! Linitiation autorise le passage à létat adulte, légalité avec les pairs et les pères ! , alors que le bizutage achève linfériorisation, consacre linscription dans des hiérarchies maffieuses, implacables, contraint le " bizut " à entrer dans le jeu prostitutionnel des " plans de carrière " et la jungle des rivalités professionnelles et des ambitions. Vous voyez, ce nest plus du tout la même chose ! Cest-à-dire que le bizutage nest plus du tout destiné à faire prendre conscience au jeune de ses limites et de ses pouvoirs dans le groupe ou plus largement dans la société dans laquelle il entre, mais tout au contraire à lui faire définitivement (ou presque : ça ne marche pas toujours !) intérioriser sa propre impuissance. Vous savez... quel est le pouvoir réel dun cadre supérieur ou dun technocrate quelconque ? Ce nest finalement pas grand-chose ! Les savoirs ne donnent accès souvent quà des pouvoirs dérisoires... Celui de devenir bizuteur quand on a été bizuté ! Et plus tard dem... bêter les autres qui vous sont soumis hiérarchiquement ! Voyez ici le bizutage est autant destructeur pour les acteurs que pour les victimes (et ce sont les mêmes, avec un an de décalage bien sûr... dans 99% des cas !), cest le point final en quelque sorte de linfantilisation à laquelle nous réduit le fonctionnement ordinaire des institutions, et notamment lÉcole.
AA : Alors je suppose que les gens qui font ça sont des gens qui ont analysé ce phénomène, ce sont des gens qui sont instruits, qui sont dans les " grandes écoles ", qui ne sont pas idiots, ils le savent tout ça, et alors comment se fait-il quils continuent à...
BD : Cest peut-être justement parce quils ont été, généralement, de bons élèves ! Cest très compliqué... Disons que les savoirs ne garantissent en rien contre la barbarie, que linstruction sans léducation produit des individus encore plus dangereux que les ignorants, que la raison ne vous protège pas des pulsions, ou des " passions " pour parler de manière un peu archaïque. Vous savez, les tortionnaires nazis écoutaient aussi Mozart... Mais tout ça est un peu général. Reprenons, si vous voulez, deux arguments très fréquemment avancés par ceux qui sont partisans du bizutage : ils disent souvent que, dune part, le bizutage permet de se " connaître " entre élèves et que, dautre part, " ça soude le groupe " ; alors je passe rapidement vous avez entendu les guillemets ! sur cette " connaissance " : je ne connais lautre en fait quà partir du moment où il nest plus un autre justement, réduits que nous sommes ensemble par luniformisation (et parfois luniforme tout court !), par labrutissement du manque de sommeil, par livresse des cris et chants collectifs, de lalcool (la drogue occidentale !), etc. Je ne " connais " de lautre rien, si ce nest ce à quoi la réduit sa soumission aux sévices publics, de même quil ne connaît rien de moi, et nous ne faisons bien souvent que partager cette espèce de complicité secrètement honteuse davoir subi les mêmes humiliations, les mêmes défoulements paillards par lesquels je suis devenu objet entre ses mains et par lesquels il est devenu objet entre mes mains. Quant au deuxième argument : cest très intéressant cette métaphore de la " soudure " ! Parce que, justement, ce qui est " soudé ", ça ne bouge plus ! Ça ne " travaille " plus... Il y a là une conception extrêmement archaïque de limmobilité, du groupe composé dindividus qui nexistent plus en tant que personnes, comme devant tous être identiques, interchangeables, " intérimaires " anonymes !, et comme devant tous faire la même chose au même moment. Or, ça cest un modèle qui est en train de seffondrer aujourdhui, ce modèle de lhomogénéité, de lidentique, de la répétition, partout, à lécole, à larmée, dans lentreprise, dans les quartiers, où la " crise des banlieues " est précisément un refus de lentassement homogène. Ce qui est au contraire à inventer (et vous reconnaissez là ce que dit Michel Serres sur le mélange, le métissage, et ce que disent aussi bien dautres, et cest très difficile bien sûr, très pénible, parce que cela introduit à des dimensions de réflexions et dactions extrêmement complexes) ce sont des formes dorganisation, dinstitution, qui vont permettre aux individus dentrer en relation les uns avec les autres et de travailler ensemble non pas parce quils sont identiques mais au contraire parce quils sont différents. Cest grâce à sa différence que je peux rencontrer lautre... à commencer par cette différence fondatrice : la différence sexuelle ! Il sagit donc de trouver des modes darticulation de ces différences, à lintérieur des groupes, par lesquels je vais pouvoir rencontrer lautre et travailler avec, et aussi me faire plaisir avec !, justement parce quil est différent de moi. Cest aussi cette invention difficile qui se joue, dramatiquement, dans toutes les questions relatives à limmigration, au racisme, à la construction européenne, aux différences culturelles...
AA : Doù lanachronisme du bizutage...
BD : Oui, comme forme daccrochage infantile à des modes dintégration laminant. Alors, je dis cela indépendamment de toute considération morale ou moralisante ! Voire juridique, même sil est vrai quil y a effectivement un certain nombre de choses qui se passent dans les bizutages qui relèvent du Code Pénal : noublions pas ça ! Il faut agir contre ça bien sûr, parce que des élèves sont détruits par ce genre de choses, parce que certains ne supportent pas de... de se retrouver mis à poil, obligé de bander en public, ou une bougie dans le cul ! Tout simplement ! Parce que la fille qui ne veut pas faire le strip-tease imposé se retrouvera en butte pendant le reste de lannée à lostracisme des autres ! Il y a, oui, en effet, des choses qui se passent et qui sont intolérables et qui relèvent de la morale, oui, du Code Pénal. Mais, outre le fait que laction juridique est extrêmement difficile à mener, puisquil faut évidemment apporter les preuves, que cela aurait plutôt tendance à faire ricaner dans les prétoires, que les victimes ne parlent pas, sauf à être poussées à des limites qui vont les faire craquer psychologiquement de façon souvent dramatique, et dans ce cas on a plutôt recours au médecin quau juge, cette action juridique ou ces protestations morales ne suffisent pas, ne peuvent pas suffire à réduire le phénomène. Toute la difficulté est que nous avons à permettre aux jeunes dentrer dans une société ouverte, inachevée, que nous savons inachevée et ouverte depuis linvention de la démocratie, où il ny a plus de références stables, où les adultes, qui donnaient eux-mêmes linitiation dans les sociétés traditionnelles, ne peuvent plus la donner aujourdhui par disparitions des références culturelles, jallais dire religieuses, longues... Alors, il y a désarroi collectif, vécu individuellement. Doù ces exaltations identitaires, corporatistes, nationalistes, racistes, communautaires, religieuses... qui donnent lillusion à chacun de se sentir exister. Les jeunes sont désemparés, et pas seulement eux...
AA : Mais alors comment sy prendre pour affronter ces questions redoutables ?
BD : Oui, vous voyez quici le retour du bizutage nest quune petite parcelle de la question. Je reviens quand même, avant dessayer desquisser quelques perspectives, à ce mot : " désemparé ". Cest un mot très intéressant parce que, bon, dans le sens ordinaire, ça veut dire que quand je suis désemparé, je ne sais plus que faire ou penser, je ne sais plus à qui me fier, cest le désarroi, bon... Par parenthèse, cest cette crainte des pertes de repères qui fait que bon nombre de jeunes essaient après le lycée dentrer dans des filières où se prolongent les structures déjà infantilisantes du collège ou du lycée, cest-à-dire les " classes prépas ". Vous devriez un jour faire une enquête sur le coût humain, sur le gâchis économique et... civique ! des classes prépas : cest de là que sort lélite ! Et que se forment les mafias danciens élèves, principal obstacle, chez nous en tout cas, à la démocratie. Je reviens à mon adjectif : " désemparé " ne veut pas dire seulement perdu, cela veut dire aussi libéré ! Être désemparé cest le contraire dêtre " emparé " par des modèles, des structures, des idéologies, dans lesquels vous devez vous " fondre " (" se fondre dans le groupe ", comme disent les partisans du bizutage !), vous couler, et qui vous empêchent dêtre vous-mêmes. Notre peur ici est davoir à assumer notre liberté.
AA : Oui, mais alors, ça fait effectivement très peur ce que vous dites, parce quon se demande comment on va pouvoir assumer ça, éviter par exemple le balancement perpétuel entre latomisation des individus renvoyés à leurs solitudes et la " soudure " des groupes, des commandos, des bandes...
BD : ... des gangs, des tribus, oui.
AA : Parce que ça va prendre du temps et que pendant ce temps-là, le bizutage continue !
BD : Oui... Mais à léchelle historique, vous savez... Alors quelles solutions ? Je crois quun des moyens pour les élèves, et éventuellement leurs parents, est dessayer de sorganiser. Vous savez il y a des exemples : à lÉcole de Santé militaire de Lyon, il ny a pas de bizutages et cest par le fils dun ami que jai su pourquoi ; il avait subi, comme tous ses camarades, le bizutage traditionnel en première année, très... comment dire ? hard ! Parce quon est ici au croisement des traditions de la médecine et de larmée, (et ça se passe toujours à lÉcole de Santé militaire de Bordeaux où le cas dun élève renvoyé en fin de première année a défrayé la chronique en 1989 il a été renvoyé parce quon avait falsifié ses notes et quil ne se pliait pas aux " traditions ", beuveries et partouzes hebdomadaires, laffaire est devant le tribunal administratif) bref, à Lyon, le fils de cet ami, une fois passé en position de bizuteur, avec dautres camarades quil avait réussi à persuader, ils ont tout simplement refusé de devenir bizuteurs à leur tour ! Vous voyez ? Là cest efficace ! Je dis souvent à mes élèves que sil leur arrive davoir à subir ce genre de choses, ils peuvent sefforcer de le supporter avec sérénité, et, une fois passés de lautre côté, en deuxième année, alors il est en leur pouvoir de refuser, de transformer le bizutage en autre chose... Il est vrai quen première année, vous ny pouvez rien : il y en a cinq ou dix qui vous tombent dessus, vous foutent à poil... bon ! Vous attendez que ça se passe, bof ! Si ça les amuse... ! Vous ny pouvez rien. En revanche quand vous passez en seconde année, alors, là, oui, vous y pouvez quelque chose ! Et vous pouvez refuser dentrer dans ces jeux grotesques, et vous pouvez refuser dinfliger aux nouveaux ce que vous aviez vous-mêmes refusé ! Tout au moins supporté sans en être complices... Évidemment il y faut une certaine solidité psychologique, et à cela, professeurs de lycée, nous pouvons essayer de préparer nos élèves de terminales. Alors, bien sûr, il faudrait aussi que les professeurs sortent de leur cécité, de leur aveuglement devant ces phénomènes, voire de leur complicité ! Quand on voit lattitude des responsables de la Catho de Lille par exemple, ça a quelque chose de proprement terrifiant, accablant, sur leur degré... comment dire ? de débilité profonde et dignorance qui est la leur quant aux effets produits par ces bizutages, y compris et surtout pour ceux des étudiants qui aiment ça, approuvent et organisent ! Je ne vois pas très bien dailleurs comment ils concilient leur " morale " entendez les guillemets ! avec le fait de savoir que des bizuts, " récals " comme ils disent, cest-à-dire récalcitrants !, filles ou garçons, se retrouvent " largués ", comme ils disent, en pleine nuit, sans papier ni argent, en Belgique ou ailleurs et doivent se débrouiller, et subissent dautres sévices nettement moins racontables... Mais bon, passons sur ces responsables qui se croient responsables... Oui, je crois quil faudrait que les éducateurs, et au premier chef les enseignants bien sûr, sortent de leur aveuglement quant à la violence qui règne souvent en effet entre les jeunes eux-mêmes et même entre les enfants. Parce que nous parlons là des bizutages dans les classes préparatoires, les facultés de médecine, les " grandes écoles ", etc., mais il faudrait aussi parler des cours de récréation décoles primaires et maternelles, des collèges, où les " grands " suspendent les " petits " aux porte-manteaux et bien pire, de ce qui se passe dans certains internats, etc. Jai là-dessus des quantités de témoignages : dans une classe de 35 élèves de terminales, et jai entre six et dix classes de terminales tous les ans, faites le calcul, pas un qui nait une histoire à raconter là-dessus... et cela fait vingt ans que jenseigne ! Le pire est pour lenfant, le jeune, de navoir personne à qui parler de cela, de cette violence quil subit, à laquelle il finit par se résigner, pire quil finit par exercer lui-même ou retourner contre lui-même dans la dépression, la drogue ou le suicide... Que nous sachions apprendre, nous enseignants, 1/ à entendre ce que disent ou ne disent plus nos élèves, 2/ à organiser nos classes pour quelles commencent à devenir des lieux de parole et de savoir, de connaissance et de reconnaissance, et 3/ à assumer, limiter, notre propre violence ; que nous inventions des situations pédagogiques où les jeunes puissent commencer à découvrir leurs pouvoirs, leur liberté, avec les autres et non contre les autres... Si japprends un certain nombre de choses, cest pour augmenter mes capacités, accroître mes pouvoirs, apprendre à articuler ma liberté avec celle de lautre, et cest donc dans la classe, à lécole, que je dois pouvoir apprendre cela, pas seulement pour " plus tard " mais pour le présent même de la classe et de lécole. Jai travaillé dans des classes primaires avec des instituteurs qui font cela. Mais tant que lécole, la classe, sont vécues comme le lieu des fatalités instituées, inscrites dans les emplois du temps et de lespace, ce sont alors les sentiments dimpuissance, du " on ny peut rien, cest comme ça ", qui se développent, sintériorisent, et ce sont ces sentiments, joints à ce que jappelle leffet " cause toujours ", qui empêchent laccès à la citoyenneté, qui constituent le principal obstacle au développement de la démocratie. Et cest très grave, parce que si les élèves ne peuvent apprendre à exercer leurs libertés dans lécole, alors le rapport à la loi sen trouve irrémédiablement perverti, de même que le rapport au savoir. Et alors ce nest que dans les " failles ", les interstices que laisse encore libres, enfin " libres ", disons plutôt vides ! , le jeu des institutions quils vont alors essayer dexercer des pouvoirs dérisoires, et déprouver les plaisirs souvent destructeurs et auto-destructeurs qui vont avec : ce sont alors les " cuites " ou les " bastons " rituels des samedis soirs, lusage extrême de la moto ou de la voiture, les paris stupides, les défis, la violence... Jai eu un élève qui mavait écrit un texte où il expliquait quil " séclatait " en roulant à 180 dans le brouillard, jusquau jour où il sétait effectivement " éclaté " contre un camion, il lui a fallu deux ans pour recoller les morceaux...
AA : Mais nous sommes loin du bizutage, là...
BD : Non, cest bien toujours la même nostalgie des rituels initiatiques, le même frôlement de la mort dans les déchaînements primaires, la même traduction des mêmes angoisses fondatrices. Dans le bizutage on retrouve tout à fait cela, ce mélange très complexe de fascination-répulsion, de peur et de plaisir. Simplement dans les sociétés traditionnelles il sagit de " passages " ritualisés, réglés par les adultes, alors que dans le bizutage cest tout le contraire comme je le disais au début de notre entretien. Voyez, au fond, et ça va peut-être paraître un peu dur ce que je dis là pour ceux et celles qui ont subi des sévices qui les ont marqués, humiliés, mais finalement tout ça est beaucoup plus grave pour ceux qui " consentent ", et qui deviendront bizuteurs à leur tour, que pour ceux qui sont victimes et, de plus fort, que pour ceux qui essaient de résister. Bien sûr, il est hors de question doublier que cest souvent absolument scandaleux, que des élèves sont amenés régulièrement à démissionner, à renoncer à leur vocation, au métier quils avaient choisi, à la suite de ces humiliations, parfois extrêmes. Et il ne faut pas non plus oublier, ce qui est très important et imprévisible tant quon ny est pas confronté, quune même brimade, un déshabillage forcé par exemple, peut être ressentie très violemment par lun et de manière tout à fait anodine par un autre. Jai ainsi connu un élève qui avait fait une tentative de suicide suite à une " mise à lair " et une " bite au cirage " dans un internat : ce que ne savaient évidemment pas ses gentils camarades cétait quil avait déjà subi des sévices sexuels dans sa prime enfance, et que ce nétait pas tout à fait guéri... Et quoi de plus banal que la bite au cirage, nest-ce pas ? Il paraît que ça se pratique aussi chez les pompiers volontaires : jai appris ça cette année dun de mes élèves qui est pompier volontaire... Mais je maintiens, oui, que cest plus grave pour celui qui se plie à la chose, à moins que ce ne soit une tactique pour rester serein et sans être dupe de ce qui se passe voyez comme cest compliqué ! cest plus grave pour celui qui entre dans ces déchaînements sado-masochistes en les habillant de pseudo-rationalisations idéologiques et en y croyant ! que pour celui qui résiste, au prix dune cassure, irréversible parfois. Et il faudrait creuser plus loin encore lanalyse : un de mes anciens élèves ma ainsi raconté le joyeux carnaval en quoi a consisté son bizutage en maths-sup dans un grand lycée technique parisien, ça sétait passé... assez bien pour lui, quoi ! Et je linterrogeais sur la suite et, là, il exprimait sa souffrance de navoir plus une minute à lui à cause du changement de rythme considérable dans le travail entre la terminale et la maths-sup, quil essayait de saccrocher, que cétait lenfer... Et je me souviens de lui avoir dit en manière de boutade que le vrai bizutage commençait seulement... Dailleurs il na pas tenu le coup et a changé son orientation. Faites cette enquête dont je parlais plus haut sur notre système de formation-destruction des " élites " ! Le carnaval du bizutage ne sert peut-être quà amener à accepter la suite ! Cela servirait, pour parler de manière un peu simpliste, de défouloir... Ce qui explique du coup la complicité, implicite ou explicite, des administrations et des enseignants : pendant quils samusent, ils ne songent pas à remettre en cause les structures et les contenus de leur formation.
AA : Alors pourquoi y a-t-il tant de violences parfois ?
BD : Parce que cette violence-là, elle est en chacun de nous. Parce quil ny a pas dun côté les violents et de lautre les non-violents. Parce que vous et moi, placés dans des situations où toute limite est abolie, nous serions capables de... faire la même chose ! Enfin... peut-être pas ! Mais en tout cas, il est sûr que ce mélange de violences et de paillardises provoque en nous des excitations inavouables : si nous étions placés dans des situations où, non seulement nous serions assurés de limpunité, mais où ces déchaînements trouveraient une pseudo-justification liée aux " traditions ", alors sommes-nous vraiment sûrs que nous pourrions résister aux pressions collectives ? Cest pour cela que jessaie de rester très prudent dans le maniement des indignations morales... Et cest précisément la tâche de léducateur que darriver, non pas magiquement à faire comme si ces pulsions nexistaient pas, se fermer les yeux devant la violence, mais à créer les situations dans lesquelles cette énergie pourra être utilisée de manière créatrice et non destructrice. Ce sont des choses finalement assez banales vous savez : quand un groupe de jeunes constitue un groupe-rock, ils utilisent cette énergie qui aurait pu tourner en violence dans le domaine de lart ; quoi de plus extraordinairement violent quHamlet ou Don Giovanni, ou Le Loup et lAgneau ? Il y a donc pour les éducateurs une tâche tout à fait fondamentale, à commencer pour eux-mêmes et ça pose de très profondes exigences quant à la formation des enseignants ! , qui est dessayer dutiliser ce quil peut y avoir de plus obscur, de plus destructeur et parfois auto-destructeur en nous, de manière positive, constructive, créatrice. Et ensuite de permettre aux élèves, aux jeunes, de se constituer une solidité psychologique et morale, de devenir capables aussi de voir où sont les véritables violences. Le Loup et lAgneau, justement : lagneau est victime innocente bien sûr, mais le loup ? Dissident solitaire, exclu, pourchassé depuis laube des temps par la meute des " bons bergers ", doù lui vient sa violence ? Doù vient la violence des " bons élèves " dans le bizutage ? Doù vient la violence de lhonnête locataire qui tire sur les gamins qui discutent au pied de limmeuble ? De mécanismes anthropologiques extrêmement archaïques, et vous reconnaissez là ce que dit René Girard par exemple sur la violence sacrificielle : au fond, les bizutages sont autant, sinon plus, des résurgences des antiques sacrifices humains que des rituels initiatiques. Sur quels " meurtres " cachés se fondent la cohésion des groupes, lhomogénéité, la " bonne ambiance " ? Pas une seule classe sans sa " tête de turc ", pas un seul groupe de professeur sans son " chahuté ", parfois abominablement, et sur le sort duquel les autres collègues ferment pudiquement les yeux...
AA : Oui... Mais alors comment faire ? Comment faites-vous vous-même, puisque vous êtes professeur de philosophie ? Si je peux me permettre cette question... peut-être indiscrète ? Peut-être avez-vous vous-même vécu le bizutage ?
BD : Non, je nai jamais été bizuté moi-même. Mais, quand jétais maître dinternat, jai assisté à un certain nombre de séances, que jinterrompais dailleurs lorsque cétait en mon pouvoir, dans le dortoir que je surveillais par exemple. Et voilà justement pour illustrer ce que je disais à linstant sur le rôle de léducateur : jarrive un soir au dortoir, un peu en retard, et je tombe sur une séance de " mise à lair ", un gamin est en train de se faire foutre à poil par quelques autres. Jinterromps la chose bien sûr, sans aucune espèce de douceur... Bon. Une fois lordre rétabli, je demande aux élèves pourquoi ils font ça. Par parenthèse, pourquoi rétablir lordre si ce nest pour rouvrir le champ de la parole ? Pourquoi faire taire si ce nest pour pouvoir faire parler ? Toute la pédagogie est dans ce nud... Donc je demande pourquoi ces petites séances. Réponses : " Ben, msieur, on sdéfoule, on séclate... " Je leur demande derechef : " Oui ? Mais pourquoi ça tombe sur certains et pas sur dautres ? " Je désigne le leader : " Si je dis aux autres de te le faire, quest-ce qui se passe ? - Ben... " Vous me demandiez ce que je fais comme professeur de philosophie aujourdhui : ce serait évidemment trop long à raconter maintenant je vous enverrai le futur bouquin sur la question ! * mais nous expérimentons parfois cette question de la réciprocité et de légalité, de la fondation du droit. Donc, nous parlons et les élèves, ce sont des secondes et des premières dans ce dortoir, mexpliquent que tout ça est rigolo, que " cest pas méchant "... La discussion peut durer, tout le dortoir est là, jusquà une heure du matin ! Ils découvrent des choses qui les habitent, et qui mhabite aussi bien sûr !, les défoulements, la sexualité, les rapports de forces, lhomosexualité de ces internats, les mécanismes pulsionnels et institutionnels : " Vous vous défoulez de quoi ? - Ben, les huit heures de cours, les deux heures détude, les profs, la famille, ceci, cela, il ny a que là quon se marre... " Bref, ils décrivent la fonction de ces petites failles dans le réseau de la surveillance, qui permettent précisément de se défouler de la pression institutionnelle, aux dépens des plus " faibles ", des timides, des inhibés. Mais je narrive pas tellement à les convaincre ! Les discours... efficacité limitée ! Alors : " Bon, ok ! On va jouer ! Jouons ! Mais jimpose trois règles : un, on a le droit, sans courir le risque de se faire moquer, de ne pas jouer, deux, on peut sarrêter quand on veut même si on a commencé, trois, celui qui fait subir à quelquun quelque chose accepte du même coup quon le lui fasse subir ". Vous voyez ? Liberté et réciprocité. Et nous avons joué bien sûr ! Et nous avons beaucoup ri ! Mais je ne vais pas vous raconter la nature de ces jeux, je ne sais pas sil y a prescription !
AA : Vous y participiez ?
BD : Oui, bien sûr !
AA : Et donc ?
BD : Eh bien... Peut-être ont-ils pu découvrir que la véritable autorité ne réside pas dans les signes extérieurs du " pouvoir ", que ce nest pas forcément le chef qui a la plus grosse !
AA : Ah, oui... je vois ! Mais vous courriez quelques risques, là, non ?
BD : Oui.
AA : Vous ne... voulez pas en dire plus ?
BD : Non.
AA : Bon, alors revenons-en au bizutage, à lurgence, si vous voulez bien : les administrations, la justice même, ferment les yeux. Et il y a dans les bizutages des cas dramatiques, plus quon ne croit. Alors faut-il condamner, interdire, de manière énergique, ou bien laisser faire ?
BD : Sûrement pas laisser faire ! Évidemment cest très difficile pour une administration de découvrir quil se passe dans ses murs des choses qui relèvent du Code Pénal et quelle ne contrôle pas...
AA : Et les administrateurs font souvent tout pour essayer détouffer les scandales !
BD : Eh oui ! Vous vous en êtes sûrement aperçus dans votre enquête ! Cest toujours le même principe, la même logique de limmobilité : que rien ne bouge ! " Surtout pas dhistoires ! " Alors que parfois cela relèverait de la brigade des murs ! La justice elle-même est aveugle ! On se dit : ils se sont laissés emporter par lambiance ! Vous comprenez : cinq à dix ans de réclusion criminelle pour un balai de chiottes dans le cul, ça peut paraître complètement disproportionné ! Et pourtant cest bien un viol... Bon. Il y a une espèce de loi du silence qui doit être brisée. Mais, du point de vue de léducateur, les choses sont beaucoup plus compliquées quil ny paraît, ce nest pas une question... comment dire ? quantitative. Limportant pour un éducateur, je ne dis pas pour un juriste ou même pour les parents, mais pour léducateur que je suis limportant nest pas dans le degré de violence, ce nest pas une question de quantité et de sanctions tarifées, de seuil en-deçà duquel il y aurait brimade anodine et au-delà duquel il y aurait violence condamnable, limportant est de savoir quel est le moment (et je disais cela tout à lheure à propos de cet ancien élève qui avait fait une tentative de suicide : ce moment est très variable dune personne à lautre en fonction de son histoire personnelle) à partir duquel la victime se trouve complètement débordée, réduite au rang dobjet, et entre véritablement dans quelque chose qui est de lordre dune souffrance intolérable, où la mort devient brutalement une éventualité proche, immédiate, pour soi, ou pour lautre. Pour certains, ce moment où tout bascule, ce sera la simple moquerie... Xavier a écrit un texte lan dernier en cours de philosophie, où il raconte comment il sétait senti emporté par une rage dévastatrice, devenu en quelques secondes capable de tuer, vraiment : il était en sixième et un de ses amis son meilleur ami ! venait une fois de plus, une fois de trop, de lappeler par le surnom moqueur qui le poursuivait depuis le cours préparatoire... La bataille fut sanglante, au sens propre. Et les larmes lont submergé après la crise... Par parenthèse, je vous laisse à penser lefficacité du cours de maths qui suivait ! Mais les profs ne voient rien... Sil fallait soccuper de tous les enfants qui pleurent, déchirés... par ces " histoires " minuscules et dérisoires ! La question radicale est donc bien celle-là : nous sommes, dans nos faiblesses et richesses, irréductiblement semblables et différents, et donc comment le groupe, linstitution, la vie en commun avec les autres, va me permettre dêtre moi-même, avec mes richesses certes, mais aussi mes limites, mes timidités, mes handicaps... Jai bien le droit dêtre timide, inhibé, puceau ! Est-ce que le groupe, la classe, peuvent me permettre dêtre moi-même ? Avec les autres ?
AA : Alors, justement, si vous voulez, quittons ce terrain de lanalyse, de la philosophie, un instant, et essayons de voir pratiquement comment faire. Par exemple, un élève qui entre dans une école vétérinaire, ou ailleurs, et qui, du fait de ce bizutage quil ne supporte pas, se trouve obligé dabandonner ses études, cest quand même tout à fait intolérable !
BD : Tout à fait, oui.
AA : Et donc, comment faire ? Quels moyens ?
BD : Il y a dabord là quelque chose qui est de la responsabilité directe des administrations qui dirigent ces écoles. Un point danalyse quand même en ce qui concerne la médecine ou véto : ce sont des gens qui vont, toute leur vie professionnelle, saffronter à la mort, à la maladie. Et peut-être que lextrême paillardise quon voit se déchaîner dans les amphis constitue en quelque sorte un moyen de conjurer cette angoisse de la mort, et la brutalité militaire serait aussi peut-être à mettre à ce compte, puisquil faudrait là se prémunir contre langoisse et la culpabilité inévitables quil y a à devoir donner la mort. Ces déchaînements obscènes ou violents joueraient langoisse, affirmeraient la pulsion de vie contre la pulsion de mort. Pourquoi y a-t-il, au-delà de limage dégradante, machiste, de la femme qui sy manifeste, toutes ces photos de femmes nues dans les casernes, les ateliers, les internats, les prisons ? Peut-être parce quil y a là en quelque sorte, tout de même, affirmation de la vie contre la mort, contre ces lieux de mort que sont en effet souvent ces institutions et leur homosexualité institutionnelle. Il y a sans doute, oui, dans un certain rapport à la pornographie, quelque chose qui demeure dune certaine revendication de la vie, du plaisir... Mais bon, laissons lanalyse : ce que je viens de dire nenlève rien, au contraire, au caractère intolérable de la chose pour celui ou celle qui a dû renoncer définitivement à ses études, à une vocation, un idéal. Alors que faire ? Je vais vous raconter une histoire : ça se passe au collège, bien avant les écoles qui se croient " grandes " ! Un jour donc, un grand de troisième est surpris à tabasser un petit de sixième, pour rien, comme ça, pour le plaisir ! Il y a du plaisir dans la violence, ne loublions pas... Donc ça lamuse de persécuter et terroriser un petit. Bien. Le pion emmène les deux élèves chez le conseiller déducation, qui engueule lagresseur bien sûr. Et alors quelle a été la punition ? Le conseiller déducation a fait inscrire dans lemploi du temps de cet élève de troisième deux fois une heure par semaine, pendant lesquelles, au CDI, il a dû aider le petit de sixième à faire ses devoirs, tenir son cahier de textes, apprendre ses leçons, etc. Accessoirement, le grand, qui était un cancre, a fait du coup quelques progrès ! Bien mieux, il angoissait quant aux résultats du petit les veilles dinterros ! Cest un système qui a été institutionnalisé dans certains collèges : le monitorat entre élèves, pour lutter contre léchec scolaire. Ce qui est curieux, cest de constater que cest une structure du même ordre qui existe bien souvent dans le bizutage : chaque bizut a un " parrain ", mais, même si certains élèves on dit " élève " dans les " grandes écoles " et non " étudiant "... utilisent positivement ce système, ils ne sont pas tous idiots ou sadiques !, cela tourne évidemment très fréquemment à ce que lon connaît du système des " fags " en Angleterre (voyez le film de Lindsay Anderson : If... ), cest-à-dire que le bizut devient lesclave du parrain...
AA : Il faut donc interdire le bizutage !
BD : Il lest déjà, depuis longtemps, interdit ! Tous ces établissements dépendent du ministère de lÉducation, ou de la Défense, ou de lAgriculture, etc. même les établissements privés ou les universités, qui, de toute façon, restent soumis aux lois de la République ! Il y a des inspecteurs dits " de la vie scolaire " qui ont quelques pouvoirs pour faire respecter les règlements. Mais... attention ! Faire respecter cette interdiction, qui remonte à une circulaire de 1928, très bien !, cest nécessaire. Cependant, pourquoi ne pas faire la fête ? Sil y a lieu de célébrer larrivée des " nouveaux " pourquoi ne pas se réjouir, accueillir, faire la fête ? Cest une des dimensions capitales de notre existence, ça, que de se faire plaisir ensemble ! Seulement les responsables doivent être, avec la plus extrême vigilance, les gardiens de la loi, les gardiens de ce que jappelais à linstant à propos de nos jeux, en effet parfois obscènes !, à linternat, la liberté et la réciprocité. Mais combien de " responsables " seraient capables de cette liberté et de cette réciprocité eux-mêmes ? Madame la directrice, je pense ici à cette directrice dune " business-school " (le grotesque de cette appellation !) quon avait vue chez Dechavanne , vous êtes pour le bizutage ? Très bien : alors allez-y, faites-nous donc un joli strip-tease... Vous ne voulez pas ? Bon, je vous envoie dix ou quinze élèves qui vont vous le faire de force... Vous direz après vos impressions. Monsieur lofficier, vous estimez négligeable " on nest pas des gonzesses, quoi, hein ? " la plainte de ce garçon quon a rasé intégralement, exhibé nu dans les chambrées et filmé contraint à se branler (cest ce quun de mes anciens élèves a vu lui-même, de ses yeux vu !, pendant son service) ? Très bien. Alors montrez vous-même que cest en effet négligeable Remarquez on en trouverait qui le feraient ! Massu sétait bien branché lui-même la gégène ! Voyez : nous pouvons faire la fête, nous pouvons, si nous aimons ça, nous livrer à tous les jeux obscènes que nous voulons, mais à la condition impérative que la liberté de chacun soit respectée ! Il y a, justement, dans la fête, si nous voulons quelle reste une fête et quelle ne tourne pas au cauchemar, liberté, réciprocité, plaisir pris grâce à lautre et non contre lui. Une deuxième manière de réduire la violence serait aussi de donner plus de pouvoir aux élèves, à condition quon sy prenne tôt et que ce pouvoir ne se limite pas aux questions " périphériques " de ce quon appelle " la vie scolaire " cest-à-dire reste en dehors des questions de lorganisation même de la formation, des cours et de lévaluation. La question de lapprentissage de la démocratie à lécole, de la genèse de la loi en chacun, va bien au-delà de la consultation des élèves sur les menus de la cantine, même si ce nest pas négligeable
AA : Donc, organisation de vraies fêtes, entraide entre les élèves, apprentissage de la démocratie, et dans limmédiat, préparer les élèves à subir sereinement le bizutage et à le supprimer lorsquils passent en seconde année pour le remplacer par autre chose.
BD : Oui, jai un ami qui avait fait ça aux Beaux-Arts : il avait été élu responsable de lorganisation du bizutage lorsquil était passé en seconde année. Et les épreuves consistaient à demander, au cours dune joyeuse fête, aux bizuts volontaires, qui dailleurs pour les réaliser pouvaient embaucher des anciens, de reproduire en tableaux vivants des tableaux ou des sculptures célèbres de lhistoire de lart : alors vous voyez ce que peuvent donner par exemples LEnlèvement des Sabines de David, ou Le Baiser de Rodin ! Cétait très drôle et ça navait évidemment plus rien à voir avec les bizutages plus ou moins humiliants et malsains des années précédentes. Par parenthèse, voyez lhabileté de cet ami qui napprouve pas les bizutages et se fait élire responsable de leur organisation !
AA : Pourquoi, à votre avis, les victimes ne parlent pas ? Pourquoi est-ce si extraordinairement difficile dobtenir leurs témoignages, comme nous nous en sommes rendu compte ?
BD : Alors, il faut revenir un peu à lanalyse : les victimes ne parlent pas parce quelles se sentent coupables de ce qui leur est arrivé ! Parce que, quand vous avez été gravement humilié, vous nen parlez pas ! Jai eu un élève qui sappelait Christophe Trognon : impossible de lui faire écrire, encore aujourdhui, même sil ma autorisé à citer son nom, ce quil a pu subir comme moqueries, pour reprendre cet exemple banal des " jeux " sur le nom, il me la pourtant promis à plusieurs reprises, mais pour passer à lacte !... Cest dur ! La ruse suprême de la violence, du sadisme, et les médecins qui soignent les enfants victimes de violences ou des gens qui ont été torturés le savent bien, est de faire en sorte que la victime se sente coupable de ce qui lui arrive, de ce quelle subit. Cest très profond ça ! Cela nous ramène à lintériorisation inconsciente dans la prime enfance du principe hiérarchique : quand javais deux, trois ou quatre ans et que papa ou maman se fâchaient, cétait de ma faute, bien sûr ! Forcément ! Les adultes ne pouvaient pas, jusquà sept-huit ans, " lâge de raison ", avoir tort ! Et cest enfoui au plus profond de moi et quand je me retrouve en position dinfériorisation, dhumiliation, ça se réveille cette culpabilité. On peut alors comprendre pourquoi les victimes ne parlent pas, ou tout au moins lextrême difficulté à parler de cela. Dautant quen ce qui concerne plus spécifiquement le bizutage, jai toujours, de manière plus ou moins consciente, au moment de " lentrée dans la vie ", envie déprouver mes propres limites et donc, dans un premier temps, jaccepte ! Je joue avec ma peur et mon désir, et les bizuteurs, qui sont " passés par là " avant, en jouent aussi. Et lorsque je maperçois que je ne peux plus supporter, il est trop tard... Mais javais accepté au départ, et donc comment se plaindre ? Cest cette ambivalence extrêmement profonde en nous des pulsions de vie et de mort qui est en jeu ici... Cest là-dessus que sétablit lomerta, la loi du silence...
AA : Alors les bizuteurs ou les responsables qui ferment les yeux le savent ça, ils en profitent !
BD : Ils en jouissent même... Mais noublions pas, encore une fois, que les bizuteurs sont danciens bizutés et que, devenir bizuteur permet justement en faisant subir à dautres ce quon a soi-même subi de se débarrasser en partie de cette culpabilité en la faisant partager à dautres : les transgressions sont plus faciles à commettre en groupe, bien sûr. Il y a là un mécanisme de répétition morbide : jen suis passé par là (et souvent jen suis fier !) et donc il ny a pas de raisons pour que le suivant nen chie pas aussi ! Donc les acteurs ne parlent pas, liés par leur complicité, et les victimes non plus, surtout celles qui ont craqué : cest comme un viol, qui détruit, souvent irrémédiablement, quelque chose dessentiel dans limage de soi, de sa propre identité.
AA : Alors cest quand même étonnant que, dans notre société, à lépoque où nous vivons, nous ne parvenions pas à enrayer ces mécanismes archaïques, quon ne puisse pas réprimer avec plus defficacité !
BD : Si ! On y arrive, à réprimer, mais, justement, bien souvent on ne fait que cela ! Réprimer ! Très bien ! Mais pour ouvrir à quoi ? Si on cherche seulement à réprimer, on ne fait bien souvent que renforcer ce que lon voulait réprimer, qui se maintient clandestinement. La difficulté nest pas de réprimer quoique ! mais la répression reste inefficace si elle nest que répression. Cest ce que je disais tout à lheure à propos de cette " mise à lair " dans mon dortoir : avant toute chose, je réprime bien sûr ! Mais pour quensuite nous puissions parler ! Pour / quoi, en deux mots, faut-il réprimer et au besoin sanctionner ? Pour redonner la parole à la victime et à lagresseur : le loup de la fable pourrait alors dire la longue chasse dont il est victime depuis si longtemps... Dailleurs, il le dit dans la fable, La Fontaine le dit : " Vous ne mépargnez guère, vous, vos bergers et vos chiens ! ", mais nous nentendons pas. Le bizuteur a été bizuté et il continue à payer en faisant payer aux autres, il continue à se détruire lui-même en entraînant lautre dans son cercle destructeur. La violence laisse toujours deux " morts " sur le carreau : le violé et le violeur. Donc la seule finalité de la répression, de la punition, surtout en situation éducative !, est de rétablir lordre de léchange humain, et je connais des classes, des établissements même, où les élèves apprennent quon peut parler au lieu de se taper dessus. Cest le travail de léducation.
AA : Oui mais cest quand même curieux que ce soit justement aux niveaux les plus élevés de notre système éducatif quil se passe précisément tout le contraire !
BD : Eh oui ! Ce sont de bons élèves ! Ces grandes écoles ou petites ! parce que les " petites " veulent imiter les " grandes " ! font perdurer un régime de rapport à la loi et au savoir qui est déjà inadapté pour des enfants de sept ans ! Jai travaillé dans des classes, pendant longtemps, quand jétais professeur en École Normale dinstituteurs, où les enfants apprennent à régler leurs comptes en parlant, à faire la loi ensemble, à décider des emplois du temps et de lespace, à décider des activités, à gérer leurs outils et leur budget, en plus dapprendre à lire, écrire et compter... où lordre est la condition de la liberté, et où on fait la fête ! Faites une enquête aussi là-dessus, parce que les instituteurs ou les professeurs qui font cela restent vraiment trop discrets !
AA : Alors vous pensez que le bizutage vit ses derniers moments ?
BD : Espérons, oui, probablement ! Mais cest toujours au moment où ça va disparaître que ça devient le plus virulent ! Cest un peu la même chose en Europe, vous savez, les nationalismes sexaspèrent au moment où ils se savent sans avenir... Cela dit, pour ce qui est de la violence dans les bizutages, il sagit encore, dune certaine manière, dune violence " réglée ", le rituel sacrificiel est un rituel réglé, et je crois que le pire est encore à venir, sil na pas déjà commencé : la violence anomique, non réglée, " gratuite "... Voyez nos " banlieues ", voyez les " raiders " internationaux, les guerres... Voyez aussi, dans lÉcole, la bêtise de nos défenseurs de " lélitisme républicain " et leur impuissance à préserver un ordre " pédagogique " après lequel ils pleurent, parce quil les préservait de la " barbarie "... Oui, aujourdhui, comme lÉglise hier, lÉcole doit " passer aux barbares ". Et les barbares sont dans nos classes, puisque nous avons désormais, irréversiblement, la chance inouïe, historique, davoir le tiers-monde chez nous... Nos seules réponses, la seule réponse possible à la violence, dont les bizutages ne sont pas lexemple le plus grave, même sil est très inquiétant puisquil touche les futurs " décideurs ", la seule réponse est dordre pédagogique, éducatif : comment je peux trouver dans la classe, dans lécole, les moyens de découvrir et développer mes pouvoirs, mes plaisirs, ma liberté, en apprenant à les articuler à ceux des autres ? Comment puis-je apprendre à me faire plaisir grâce à lautre et non contre lui ? Ce sont là des questions profondes : elles engagent le sens de la vie et le rapport à la mort. Elles sont à mon programme de philosophie...
AA : Bernard Defrance, merci.