Aider l'adolescent à risquer raisonnablement sa vie

par Philippe Meirieu

 

On ne sait jamais à l'avance comment un adolescent va vivre les choses. Le même événement, la même apostrophe, marqueront l'un à jamais, mais n'auront pour l'autre aucune conséquence.

Malgré cette incertitude, un adolescent ne saurait grandir s'il est protégé de tout traumatisme, de toute "perturbation" imprévue, pour parler comme les psychologues. Il en a besoin pour forger son intelligence et vérifier la validité de ses pronostics, pour affronter de nouvelles expériences et s'interroger sur le sens de ce qu'il vit, pour intégrer de nouvelles connaissances du monde et se construire sa propre posture. Une éducation programmée pour ne point traumatiser l'adolescent le réduirait au statut de rat de labyrinthe, n'ayant le choix que de basculer dans la violence ou de se laisser mourir.

Mais en ces matières, il faut faire preuve de mesure.

L'adulte ne peut évidemment, au prétexte de les éduquer, soumettre les adolescents dont il a la charge à des traumatismes lourds, dangereux pour leur intégrité physique ou psychologique, tels qu'humiliations, obscénités, abus sexuels, maltraitances ou bizutages, mais doit au contraire leur assurer un "espace de sécurité" qui leur permette d'apprendre et de grandir. Qui leur permette de parler alors qu'ils bredouillent, de lire alors que les textes leur font peur, de calculer alors qu'ils ne comprennent rien aux chiffres. L'Ecole n'a pas pour vocation de supprimer les traumatismes de l'apprentissage, mais de les rendre supportables. Elle doit aider l'adolescent à dire adieu au connu et à affronter l'inconnu, à changer son image de soi, à sortir enfin de l'imaginaire de ceux qui l'ont connu enfant et le regardent encore comme tel, pour leur faire voir un personnage nouveau qu'ils ne maîtriseront pas, qui les inquiétera, qu'ils ne comprendront plus.

A l'intérieur de cet "espace de sécurité", le pédagogue doit donc donner à l'adolescent l'occasion de prendre des risques qui lui permettront, s'il les surmonte, de progresser vraiment. Ces prises de risque seront par définition traumatiques. Le pédagogue ne doit pas feindre de les ignorer, mais au contraire les accueillir, les saluer par un geste de bienvenue.

L'éducateur doit aussi donner à l'adolescent les moyens de vivre les traumatismes de sa vie personnelle: la trahison d'un ami, les échecs subis à l'école ou dans le sport en dépit d'une préparation intense, les rencontres imprévues avec la violence, la souffrance ou la mort. L'éducateur exhortera-t-il l'adolescent à oublier? Lui rappellera-t-il qu'il n'est "ni le premier ni le dernier" à connaître un tel drame? Je ne crois pas. Les adolescents éprouvent en effet un terrible besoin de dialogue, mais en même temps une peur immense que l'adulte ne pénètre par effraction dans leur intimité. Il leur est donc difficile, lorsqu'ils ont souffert un traumatisme émotif fort dans le cadre de relations affectives exaspérées, de parler de ce qui vient de leur arriver.

L'expérience montre qu'il est utile dans ces cas d'utiliser la médiation d'œuvres littéraires, théâtrales ou cinématographiques, qui expriment sous une forme élaborée les inquiétudes de l'homme, ses révoltes, ses souffrances — son abîme ou son envol. Un événement traumatique perd de sa brutalité lorsqu'il est pensé par la culture, qu'il s'inscrit dans l'histoire des hommes, qu'il devient lien avec les autres, avec l'humanité.

Une telle médiation peut aider l'adolescent à sortir de sa solitude, mais aussi à trouver, malgré son émotion et sa souffrance, une forme de sérénité n'excluant ni la révolte ni la tristesse, lui laissant en revanche entrevoir la possibilité d'une rémission, d'un dépassement, et rouvrant doucement son horizon.

Dans une famille frappée par le deuil, les parents aborderont l'événement avec leurs jeunes enfants en lisant avec eux Au revoir Blaireau (Gallimard), un livre précieux. A l'école primaire, l'instituteur méditera avec ses élèves sur la violence des images télévisées de massacres en lisant avec eux le Dormeur du val, de Rimbaud, les aidant à transformer leur voyeurisme en compassion authentique, à considérer combien la guerre est absurde qui frappe un adolescent accordé à la beauté du monde. En banlieue, l'éducateur travaillant avec des adolescents en grande difficulté, à la fois victimes et bourreaux, leur fera découvrir la Théogonie d'Hésiode: "A son tour, l'odieuse Rivalité enfanta l'Oubli, la Famine, les Souffrances avec leurs larmes, Mêlées et Combats, Meurtres et Carnages, Querelles, Mensonges, Discussions, Disputes, Lois mauvaises et Désastres qui vont toujours de pair", chaos dans lequel Zeus met un peu d'ordre pour faire émerger un monde habitable; ce récit antique apprivoise l'inhumain en le nommant et le racontant. Dans un lycée professionnel, le professeur, confronté au drame de pères absents, définitivement déchus aux yeux de leurs adolescents, proposera à ces derniers la lecture collective de la nouvelle de Maupassant, Un fils. Une lecture qui permettra aux adolescents de parler d'eux-mêmes grâce à la médiation d'un texte qui les implique et les met à distance simultanément. L'exercice dérapera parfois, un élève basculera dans la provocation personnelle ou la confession impudique, mais le professeur le rappellera à l'ordre du texte, pour qu'il se mette en jeu à travers lui, et à travers lui seulement.

Certains éducateurs considèrent que les traumatismes de la vie ne suffisent pas pour faire grandir l'adolescent, qu'il faut donc en organiser de spécifiques: des rites de passages plus ou moins violents, des sanctions plus ou moins justifiées, des effrois plus ou moins manipulés, afin de lui apprendre à "domestiquer ses pulsions" et le préparer ainsi aux épreuves plus dures qu'il devra affronter dans sa vie adulte. Ils estiment utile que l'adolescent tremble de peur dans le noir, subisse le stress d'examens dramatisés, craigne des châtiments sans proportion avec les fautes commises.

Ils rappellent que toutes les civilisations ont recours à ces violences initiatiques. Pour "forger leur volonté", n'obligeait-on pas les jeunes Indiens, jadis, arguent-ils, à traverser le désert avec, dans la bouche, une gorgée d'eau qu'ils devaient recracher à l'arrivée? Certes. Mais pareille épreuve était préparée de longue date. Elle était portée par la communauté entière, qui en revendiquait le caractère sacré. Elle s'inscrivait dans une mythologie sociale lisible et un ensemble de rites cohérent.

Le jeune Indien était accompagné jusqu'au jour fatidique par un parrain qui l'entraînait à la course. Il revendiquait lui-même l'honneur de concourir. Il désirait être admis dans la société des adultes et accéder à leurs prérogatives: le choix d'un patronyme, la prise d'une épouse, la fondation d'une famille.

En revanche, les "rituels traumatiques" violents que notre société impose "pour leur bien" à ses enfants leur apparaissent trop souvent, faute de s'inscrire dans une cohérence mythologique claire, comme des caprices d'adultes. Le "bizutage" que les grands élèves font subir aux plus jeunes — forme extrême du "rituel traumatique" — ne confère à ces derniers aucun droit si ce n'est celui de pouvoir infliger les mêmes humiliations à d'autres les années suivantes. Même non dégradant, le "bizutage" est sadique, jamais formateur. Pour être formateur, un traumatisme doit s'inscrire dans un environnement formatif, que l'adolescent s'y investisse de son propre chef, à un moment opportun de son évolution, et soit soutenu dans son désir par une communauté donnant un sens à l'épreuve. Quel "environnement formatif"? Celui d'adultes s'assurant que l'épreuve rituelle ne risque pas de mettre l'intégrité psychique ou physique de l'adolescent en irrémédiable péril. Hors d'un tel cadre, en effet, l'adolescent fera tout pour éviter une violence à laquelle on voudrait le contraindre. Quel "moment opportun"? Celui où, aux yeux des adultes, l'adolescent a suffisamment d'expérience et de ressources pour relever le défi avec une chance raisonnable de succès, et donc de progrès. "Investissement volontaire " enfin, car l'épreuve est dépourvue de sens si l'adolescent ne la désire pas lui-même de toutes ses forces, s'il n'y voit pas une étape décisive pour "devenir grand", c'est-à-dire reconnu par le groupe auquel il appartient.

Je conclurai par un exemple. La scène pourrait se dérouler dans n'importe quel collège. José, Gérard ou Ahmed arrive en retard le matin pour la dixième fois consécutive. Refusé en cours par l'enseignant, il se rend dans le bureau d'un éducateur. Ce dernier lui dit son agacement. Le garçon rétorque par une longue tirade d'autojustification: depuis que son père est au chômage, il est le seul dans la famille à devoir se lever tôt le matin; il doit en plus garder sa petite nièce tard le soir pendant que sa tante nettoie des bureaux; et puis, pourquoi arriverait-il à l'heure, puisque les enseignants se permettent d'arriver systématiquement en retard; en outre, le cours du matin était un cours de physique, une matière à laquelle il ne comprend rien; le professeur lui a d'ailleurs dit qu'il a accumulé dans ce domaine un retard tel que jamais il ne réussira à le rattraper; etc.

Interpellé, l'éducateur ne peut se défausser. Il doit prendre une décision. Qui aura un impact non seulement sur l'élève en train de plaider devant lui, mais aussi sur les camarades de l'élève, sur les enseignants et, de manière plus générale, sur la vie de l'établissement.

Il a le choix entre deux postures. Soit il considère que l'élève est "déterminé" par un ensemble d'influences extérieures, qu'il est donc une victime et mérite d'être pardonné. Soit il postule que la liberté de l'élève est en dernière analyse irréductible à ces influences extérieures, qu'il est donc responsable de ce qu'il fait et doit être puni. Soit il lui pardonne pour éviter de le traumatiser, soit il le condamne pour l'aider à endurcir sa volonté.

Il ne lui suffit pas de rejeter la première thèse — qui voit dans l'élève une victime "déterminée" par son milieu et par son histoire personnelle — pour qu'une volonté surgisse et s'affirme chez cet adolescent, comme par miracle. Une telle volonté ne prendra forme que si l'éducateur propose à l'adolescent un environnement favorable, une occasion propice, un projet difficile mais réaliste. Si, sans jamais tomber dans la démagogie, il imagine pour lui des situations qui l'aideront à s'investir, à se dépasser, à relever un défi qu'il se sera lui-même fixé, à revendiquer ses actes — et à conquérir ainsi l'estime des adultes. L'éducateur pourra, en pratique, confier à l'adolescent le tutorat d'un élève plus jeune; la responsabilité d'animer une réunion des élèves et des professeurs sur les méthodes d'enseignement de la physique ou sur le règlement intérieur; ou la charge de rédiger pour le journal de l'école la recension d'un ouvrage sur des questions le touchant de près.

L'adulte aidera ainsi l'adolescent à prendre, à l'intérieur de limites raisonnables, des risques d'échec, mais à saisir aussi des occasions de réussite et à poser des actes dont il se revendiquera l'auteur, sans lesquels il est impossible de grandir.