Malgré la loi interdisant cette pratique, les bizuteurs persistent et signent. Ils entendent même en moderniser les principes.

Le bizutage est totalitaire

ParRENÉ DEVOS
René Devos est sociologue.

Le Jeudi 1er octobre 1998

Le bizutage étant hors la loi, aucune évolution n'est
possible. Idéologique-ment, les bizuteurs «modernes» sont les continua-teurs fidèles et zélés de leurs aînés.
L'Ecole du savoir-subir, le bizutage est un grand mystère: ce sont les meilleurs élèves du système scolaire qui se livrent à des pratiques dont la stupidité laisse sans voix. Depuis le 20 janvier 1998, le code pénal français le punit expressément, mais, en dépit de la loi votée le 17 juin, et de la lutte acharnée du Collectif national contre le bizutage, les bizuteurs entendent en conserver le principe: le bizutage veut se «moderniser».

Les bizuteurs ne comprennent rien à la décision du législateur: pourquoi faut-il cesser et être aujourd'hui condamnés alors que «tout le monde» a ri de l'aspect et des gaucheries des bizuts? On a ri de l'incapacité des nouveaux à marcher au pas. On a ri des vociférations et des désordres que provoque la discordance. On a ri des efforts que le nouveau fait pour se corriger alors même qu'il est accablé de remontrances, d'ordres et de contrordres de toutes sortes. On a ri du renoncement des nouveaux face à l'arrogance des aînés bien organisés. On rira, c'est le but, lorsque la «promotion» née sous ces contraintes exécutera les programmes conventionnels qui sont faits pour faire rire.

Parce qu'il y a «devoir» à former une promotion, il faut ne parler qu'avec le groupe et pour le groupe et entrer dans un discours convenu. Il faut user des termes d'un langage codé, chanter des textes incantatoires et des chansons qui glorifient une virilité dont l'exaltation est outrageante pour les femmes. Pour les chevaliers de la virilité, rien de plus cocasse que le spectacle de ces jeunes filles qu'on a obligées à chanter à tue-tête des chansons paillardes dans lesquelles les femmes ne sont que des choses. Le moyen est efficace, puisque les chanteuses doivent en rire elles-mêmes et que, par un sinistre effet de masque, il est permis au tourmenteur d'en oublier qu'il est odieux.

Un élève responsable d'un bizutage en cours de «modernisation» déclare, sans rire, que les deux mois d'«intégration» sont destinés à «transmettre les valeurs qui font qu'on éprouve du plaisir à être ensemble». Il ne voit pas que le plaisir forcé est un traumatisme.

Les bizuteurs peuvent nous opposer qu'il n'y a que rarement violences physiques ou débordements sexuels dans les bizutages. Nous en convenons volontiers. Seul le monstre rit de la souffrance de l'humain et les bizuteurs - ces étudiants qui sont l'élite du système scolaire - ne veulent pas être des monstres. Pour être réussi, le bizutage doit faire rire, mais le bizuteur ne se souvient pas que lorsqu'on rit d'un homme soumis, c'est qu'il n'est plus qu'une «chose» caricaturant l'humain.

Même interdit, le bizutage est réclamé par ceux-là mêmes qui vont en souffrir, car l'apprentissage de la soumission et l'enfermement dans les coalitions corporatives sont une solution simple pour résoudre les problèmes que posent la liberté, l'accès démocratique au pouvoir et la liberté d'entreprise: le bizutage est un acte social, et un acte social peut être risible sans être futile.

Dérivé de pratiques estudiantines médiévales, le bizutage parvint à la modernité au début du XIXe siècle et fut d'abord une affaire de militaires. Tous les étudiants ne sont pas des bizuteurs actifs. Mais on doit aux militaires l'attente des bizuteurs: que tous les étudiants soient volontaires au bizutage pour ne former qu'un seul groupe en embrassant des valeurs choisies comme universelles. C'est la loi totalitaire du bizutage.

En énonçant des valeurs à transmettre, ce sont des règles qui s'instaurent entre ceux qui, sur le même niveau hiérarchique, sont appelés à entrer en concurrence les uns avec les autres. Et ce sont, d'autre part, des prescriptions énoncées par les anciens pour résister à la rivalité des nouveaux en consacrant subtilement leur inscription dans des hiérarchies professionnelles. Derrière le rire se cachent des tractations et des transactions sociales.

Il n'y a pas d'évolution possible dans le bizutage. Les formes peuvent changer, le fond ne change pas. L'intention repose sur une fiction qu'on pose comme une réalité: «Parce qu'elle est individualiste, la nature humaine est mauvaise et il faut la changer.» Idéologiquement, les bizuteurs «modernes» sont les continuateurs fidèles et zélés de leurs aînés.

Avec le bizutage, le sens de l'autre, l'obéissance et la discipline sont définis comme le résultat de la soumission à la force. Le bizutage et l'intégration forcée sont la marque de l'échec d'un projet pédagogique humaniste reposant sur la conscience des personnes. L'école n'est qu'une machine à distribuer du savoir et se montre incapable d'intégrer ses élèves dans un large projet de société. Dans ce qui n'est plus qu'un désert, qu'on le nomme comme on veut, le bizutage est le point d'ancrage de la pensée totalitaire.